C’était un lundi. La veille, voyant que maman n’était vraiment pas bien, j’avais décidé de dormir à l’hôpital avec elle. La nuit avait été longue. Mama n’avait pas dormi, moi non plus. J’avais passé des heures à lui tenir la main, à la supplier de respirer, de tenir encore. Tenir pour quoi ? Pour souffrir plus longtemps ? On est égoïste avec les personnes qu’on aime. On voudrait qu’elles restent, qu’elles soient toujours auprès de nous, même si elles souffrent, même si ça doit leur faire mal. Je n’avais pas compris qu’elle allait mourir. Je ne voulais pas comprendre.

Quand, deux semaines auparavant, elle m’avait dit qu’elle entrait à l’hôpital pour reprendre un peu de poids, j’avais bêtement cru que c’était juste ça : reprendre du poids, puis reprendre la vie comme avant. La vie avec le cancer, la chimio, la douleur. Mais aussi la vie avec nos week-end complices, nos vacances en Vendée, nos rires. L’hôpital, ça a été l’horreur. Tu le sais papa, tu étais là aussi. Les médecins distants, les soignants si peu respectueux de sa pudeur et de sa dignité. La douleur et la peur. Toi, Éric, moi, chacun dans notre monde, chacun dans notre douleur… Et ce fichu crabe qui gagnait du terrain chaque jour. Les poumons, les os. La morphine, l’oxygène… chaque jour était un pas de plus vers la fin.

Et moi, malgré tout ça, je ne comprenais toujours pas. Je passais à côté de sa mort comme j’étais passée à côté de sa (fin de) vie. Naïve. Impossible de parler de sa maladie, de sa souffrance, de sa mort toute proche, puisque non, ça n ‘allait pas arriver, il y aurait une rémission, forcément, une maman ça ne meurt pas, c’est bien connu. Et il y a eu ce lundi. La dernière nuit, puis le dernier jour. Les yeux de maman, son regard qui me hurlait « j’ai peur », sa main qui serrait la mienne. La famille, la présence du dernier instant, le médecin qui nous annonce froidement que dans quelques heures ce serait fini. Nos larmes, ma panique, la peur. Les derniers mots que je lui ai dits : « à tout à l’heure ». Éric dans la chambre, seul avec elle, nous qui attendons et puis… et puis rien. Elle est partie. Elle est partie et je ne lui ai pas dit au-revoir. Je n’ai pas tenu sa main, je n’étais pas avec elle. Elle est partie et je ne peux pas m’y faire, j’ai l’impression qu’elle m’a trahie. Je me prends la mort de plein fouet, sans y être préparée, et j’en veux à tout le monde. J’ai pourtant eu neuf mois pour m’y faire. Neuf mois, le temps d’une grossesse, jolie coïncidence. Préparer une vie ou préparer une mort.

Hasard du calendrier, ce jour-là c’était la Saint Aimé.

C’est un lundi. La veille, voyant que tu n’étais pas bien, Éric a décidé de dormir à l’hôpital avec toi. La nuit a été longue. Tu n’as pas dormi, Éric non plus. J’ai passé la nuit chez toi, avec le petit, et je n’ai pas dormi non plus. Entre deux tétées, quelques échanges de textos entre frère et soeur. Tu respires très mal, tu souffres, Éric est à côté de toi et ne te lâche pas la main. Le matin, l’infirmière lui demande s’il faut prévoir la chambre mortuaire à l’hôpital ou ailleurs. Ok, ça a le mérite d’être clair, j’arrive. D’ailleurs tout le monde arrive. Il y a quelques semaines, nous t’avons fait une promesse. Tu ne veux ni douleur ni asphyxie. Pour la première, il y a la morphine. Les doses n’ont cessé d’augmenter et tu arrives à un seuil difficilement supportable. Tu continues pourtant vaillamment de répondre “3” tous les matins quand l’infirmière te demande où tu te situes sur l’échelle de la douleur. Personne ne te croit, on sait bien que tu es déjà très loin dans la souffrance, mais tu ne veux pas déranger… Ce matin pourtant, inutile de mentir. Tu es à 10. Au moins.

Pour l ‘asphyxie, c’est plus compliqué. Il y a l’oxygène et les aérosols, mais ça ne suffit pas. Et ça ne résout pas forcément le problème. Tu cherches l’air sans le trouver. Tu l’as cherché toute la nuit. Tes poumons sont grillés, il ne doit plus en rester grand chose. Forcément, pour respirer… Je sais qu’il existe une solution, j’en connais le nom. Nous en avons parlé, tu sais toi aussi ce que c’est. Et tu m’as dit que c’était ce que tu voulais pour la fin.

Ce matin, nous sommes tous là, autour de toi, et nous savons qu’une décision s’impose. Tu es épuisé par une nuit d’asphyxie, tu souffres, et tu nous regardes. Tu es assis au bord du lit et tu tiens ma main. Oui, tu tiens ma main et non l’inverse. C’est toi qui me soutiens, papa, parce que c’est moi qui craque. Toi, tu es mon papa, tu es forcément le plus fort. Même avec tes 35 kilos, même avec tes poumons cramés, même avec ta souffrance, c’est toi le plus fort. Et ce matin, c’est toi qui me prends dans tes bras, et c’est moi qui pleure. 

Il y a des regards, des sourires et des larmes. Il y a tes mains, il y a tes bras, il y a un père et une fille. Il y a ce cortège d médecins, d’infirmières et d’aides-soignantes qui défilent dans la chambre 423. Il y a ces phrases murmurées, et la question du médecin. 

“Qu’est-ce que vous voulez Monsieur?”

Tu ne peux plus parler, ta voix s’est éteinte cette nuit, en même temps que ton souffle. Alors je te tends l’ardoise et le feutre, et tu écris, tu écris sans t’arrêter : “ça existe ça existe ça existe ça existe ça existe ça existe ça existe ça existe ça existe…” Recto, verso, en diagonale, partout, tu recouvres la surface de ton écriture. J’ai compris. Eux aussi. Si telle est ta volonté… Mais “dire” et “faire” ne sont pas frères. Faire une promesse, c’est facile. La tenir, ça l’est moins.

Nous sommes seuls. Je n’ose te reparler de cette conversation. Parce que je sais ce que ça veut dire, et je sais que tu sais, et je sais que tu sais que je sais. Et j’ai peur. Et toi aussi sans doute. Et tous nos regards et nos sourires n’y changeront rien. Tu vas mourir et je vais rester là, sans mon papa.

La journée est surréaliste. Nous la passons entre la chambre, le parking et le salon des familles. Attendre. Tu dors. Tu respires mieux maintenant, tu es détendu. Forcément, je me surprends à rêver… Puisque tu respires mieux, c’est que tu vas mieux, non?
Alors on a peut-être encore quelques jours devant nous? Du coup, j’en oublierais presque la conversation de ce matin. C’est Éric qui me ramène à la réalité, qui m’ouvre les yeux, une fois de plus. 

D’un coup, je réalise. Tu vas mourir aujourd’hui, ou cette nuit, ou demain matin. Tu vas mourir. Comme maman. Pareil. Cancer, hôpital, douleur, asphyxie, pareil. Finalement, l’histoire est différente mais il n’y a pas de happy end.  C’est le soir. Nous sommes quatre dans la chambre 423. Toi, Éric, Georges et moi. Mon père, mon frère, mon fils.

L’équipe est passée nous dire au-revoir, et ne nous a pas dit “à demain”. Il y a eu beaucoup d’humanité dans cette chambre aujourd’hui. De la douceur aussi. Et maintenant, de la peur. Nous sommes seuls avec toi, et nous te regardons mourir.  Nous te parlons, un peu. Pas trop, parce qu’il faut aussi te laisser partir. Te retenir serait égoïste, alors on est là, à côté, pour que tu ne sois pas tout seul, mais nous ne te retiendrons pas. On a promis, tu te rappelles?

Cette nuit, nous restons. On dormira à tour de rôle, de toute façon tu ne seras pas dérangé par les pleurs de Georges, tu es déjà trop loin maintenant. J’ai peur que tu partes sans qu’on s’en aperçoive, ta respiration est tellement légère. 

Mike Oldfield tourne en boucle depuis ce matin, tu adores cette musique. On coupe, une pause s’impose. Ce soir c’est natation aux J.O., voilà qui devrait nous tenir un peu éveillés. 

21h15. Victoire du nageur français, cocorico, Marseillaise, Éric tourne la tête vers toi, te regarde, attend, fronce les sourcils. Je regarde mon frère, puis toi. Je crie. “Il ne respire plus!” Je me jette littéralement sur toi, je voudrais te secouer, te réveiller, mais non, ça ne sert plus à rien. Je te serre fort dans mes bras, je passe la main dans tes cheveux, je veux profiter encore un tout petit peu de la chaleur de mon papa. Georges se réveille et pleure, Éric me le tend, mais là c’est mon père que je veux serrer dans mes bras, pas mon fils. Difficile de te lâcher, de te laisser, de m’occuper du fils qui est là tout en regardant le père qui n’est plus.

Je ne veux pas qu’on appelle l’infirmière, je veux qu’on reste encore un petit moment, là, tous les quatre, parce que tant que nous sommes dans la chambre 423 c’est comme si tout allait bien, comme si tu respirais encore, comme si tu n’étais pas mort.

Sonnette, infirmière, il faut te laisser, il faut t’allonger, pour la mémoire du corps, pour que tu ne sois pas crispé dans la mort. Ta mort. Je t’embrasse. Nous sortons de la chambre. Je n’ai plus de papa.

Aujourd’hui, c’était le jour de ta mort, et c’était aussi la journée internationale de l’amitié. Tu l’as fait exprès?

 

2 commentaires

  1. Moi aussi je pleure, j'ai manqué les décès de mes parents, absente de la région mais mon mari est mort dans mes bras, ses mains dans celles de nos enfants, c'est tellement d'émotion douloureuse.

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